Les Deuils que l’on Porte
Karine Projean
(English version below)
J’aurais envie de vous raconter l’histoire de toutes les personnes que j’ai connues et qui sont parties depuis les quinze dernières années. Je voudrais vous parler de Jean-Claude, le Père Noël de la rue. De Kev, qui venait de Coney Island et qui était un artiste de grand talent, qui façonnait des capteurs de rêve comme je n’en avais jamais vu. De Geta, qui était un maître et un mentor pour plusieurs, que je n’ai pas connu mais qui a joué un rôle tellement important pour des personnes très près de moi que j’ai l’impression de l’avoir côtoyé moi aussi et d’avoir bénéficié de ses enseignements. De Mike, finalement, qui en imposait par son impressionnante prestance physique et qui arrivait à écrire des poèmes magnifiques et qui se métamorphosait au Jardin. Et tant d’autres, que nous avons perdu au fil des ans.
Je voudrais vous parler de ce qu’ils auraient pu devenir. Je pourrais vous parler du potentiel que chacun d’entre eux avait. De leurs rêves d’avenir. Des plans que nous aurions pu faire ensemble.
Je voudrais vous parler d’eux tous, mais je suis trop pleine de ces deuils qui s’accumulent. Chacun d’entre eux mériterait qu’on s’attarde à son histoire.
Je voudrais vous parler des deuils que les personnes de la rue vivent, et de l’espace qu’elles n'ont pas pour le faire. Lorsqu’une personne proche disparaît, la personne en situation d’itinérance gère sa douleur comme elle le peut: en criant, en pleurant, en consommant, en étant agressive…résultant souvent à se faire «barrer» des ressources, exclue donc pour une période donnée (ou parfois même pour la vie), cela alors que la personne a surtout besoin d’être accueillie dans ses émotions et soutenue.Ces personnes se retrouvent donc à la rue, trop pleines de tout. Et les deuils à la rue, me faisait remarquer Jonathan, sont souvent de très courte durée. Ils sont vécus intensément puis on passe à autre chose. Car il y en a tant…
Je voudrais vous parler de la souffrance. Du refuge que plusieurs trouvent dans le crack et autres substances pour oublier, pour ne rien ressentir. De l’immense solitude qui les habite, même en communauté, même en famille.
Je voudrais vous parler des deuils des intervenants, aussi, qui ont vécu avec ces personnes des moments forts, qui ont noué des relations intenses et qui n’ont pas toujours l’espace pour souligner ce deuil, le vivre convenablement.
Je vous écris tout cela toute pleine du plus récent deuil, trop pleine des images des disparus dans ma tête. Pleine des moments avec chacun d’eux.
Et je me dis que toutes ces morts étaient évitables. Et c’est là que ma colère se met à gronder.
Je plante ici quelques graines, afin de lancer la conversation avec vous, de vous faire réfléchir.
Parlons-en. Ça prend un village!
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The Grief we Bear
Karine Projean
I would like to tell you the story of all the people I have known who have passed away over the last fifteen years. I want to tell you about Jean-Claude, the Street Santa Claus. About Kev, who came from Coney Island and was a highly talented artist, crafting dream catchers like I had never seen before. About Geta, who was a master and a mentor to many, whom I never met but who played such an important role for people very close to me that I feel as if I knew him too and benefited from his teachings. And about Mike, whose imposing physical presence was matched by his ability to write beautiful poems and who transformed himself at the Garden. And so many others, whom we have lost over the years.
I would like to tell you what they could have become. I could talk about the potential each of them had. Their dreams for the future. The plans we could have made together.
I want to tell you about all of them, but I am too full of these accumulating griefs. Each of them deserves their story to be told.
I want to talk about the griefs that people on the street experience, and the lack of space they have to do so. When someone close disappears, a homeless person handles their pain as best as they can: by screaming, crying, using substances, being aggressive... often resulting in getting "banned" from resources, thus excluded for a given period (or sometimes even for life), when what they most need is to be welcomed in their emotions and supported. These people find themselves back on the street, too full of everything. And the griefs on the street, as Jonathan pointed out to me, are often very short-lived. They are experienced intensely and then we move on. Because there are so many...
I want to talk about the suffering. The refuge many find in crack and other substances to forget, to feel nothing. The immense loneliness that inhabits them, even in community, even in family.
I want to talk about the griefs of the intervention workers as well, who have lived through intense moments with these people, who have formed strong bonds and who do not always have the space to properly acknowledge and process their grief.
I write all of this to you filled with the most recent grief, too full of the images of the departed in my head. Full of moments with each of them.
And I tell myself that all these deaths were avoidable. And that's when my anger begins to growl.
I plant a few seeds here, to start the conversation with you, to make you reflect. Let’s talk about it. It takes a village!